vendredi 17 août 2012

Les pierres



Elles étaient posées là, en haut de la grande calade, à surveiller la route en contrebas. Elles ne servaient à rien, sinon à marquer le paysage de leur présence. Derrière elles, les vaches paissaient, paisibles.

Personne ne savait d'où elles venaient. Derniers vestiges d'un sanctuaire bâti par une ancienne civilisation oubliée ou laissées là par un géant après une partie de pétanque mémorable, tombées du ciel ou dévalées de la colline...

En vrai, on ne se posait pas trop la question, nous les gamins sur nos BMX. Pour nous elles avaient toujours été là, elles y seraient toujours. Quand on était petit, c'était la limite à ne pas dépasser, les parents disaient : "Vous allez jusqu'aux pierres et vous revenez !"

Un peu plus grands, on avait le droit de les dépasser et de descendre la grande pente en freinant comme des malades, mais après il fallait tout remonter, ça grimpait tellement qu'on était obligés de finir en poussant le vélo. La première fois qu'on montait la calade sans mettre le pied à terre, autant dire qu'on était quasiment devenu un homme. Arrivé aux pierres, on s'arrêtait pour souffler, dans leur ombre accueillante.

On s'y donnait rendez-vous comme point de départ pour nos aventures. On les indiquait au voyageur égaré comme point de repère.

Parfois une vache venait vêler dans le pré, juste derrière les pierres. Le veau tombait dans l'herbe, et tout le troupeau venait en file indienne lui souhaiter la bienvenue : hop, une petite léchouille chacune son tour. Combien de générations de vaches étaient nées derrière les pierres ?


Et puis un jour, elles n'étaient plus là.


On a dit qu'un paysan du coin les avait embarquées sur une remorque et qu'il les avait revendues pour faire on ne sait pas trop quoi. Il paraissait que ça se vendait, les pierres, qu'on les découpait pour construire des trucs.

Ça n'était pas trop grave, peut-être, ce n'était que des gros cailloux. Mais il y avait soudain un vide, au bord de la route, comme une bouche qui aurait perdu deux dents d'un coup. On a continué à dire "les pierres" pendant quelques temps pour désigner ce vide, et puis on a cessé de le désigner.


Dans les années qui ont suivi, des choses bizarres sont arrivées. Un jour, par exemple, on s'est rendu compte que les vaches n'avaient plus de cornes. On s'est frotté les yeux, on a vérifié dans les livres pour enfants que les vaches étaient bien censées avoir des cornes. On a interrogé les paysans, qui ont expliqué que ça se faisait comme ça, maintenant, de couper les cornes aux vaches, pour éviter qu'elles se blessent en se battant. Et puis, ajoutaient-ils rapidement en détournant le regard, c'est pour la stabulation.

La stabulation, c'était l'immense bâtiment industriel construit derrière la ferme, dans lequel on amenait les bêtes pour les gaver de trucs qui n'étaient pas de l'herbe. Il fallait leur faire passer la tête entre des barres métalliques, alors avec  les cornes, ça coinçait.

Derrière les pierres, ou plutôt derrière l'absence de pierres, on a vu apparaître des sacs plastique noirs géants. Dans les prés, on voyait parfois des trucs blancs, que les vaches broutaient sans pichorgner.


Il y avait de plus en plus de machines, la machine qui coupe l'herbe, la machine qui fait des tas avec l'herbe, la machine qui soulève l'herbe pour l'aérer, la machine qui attrape l'herbe pour en faire des bottes, la machine qui emballe les bottes dans le plastique noir. Une fortune, que ça leur avait coûté, toutes ces machines, on s'était drôlement endetté.

Plus tard, on s'est mis à murmurer que ceux qui n'avaient pas acheté les machines, qui se contentaient d'en emprunter une de temps en temps à la CUMA, et qui  avaient laissé les cornes à leur vache, s'en sortaient pas si mal. Mais c'était trop tard pour les autres. Endettés jusqu'au cou, il leur fallait produire au maximum pour rembourser les machines.


On s'est souvenu des pierres, restées là pendant des millénaires avant de disparaître en une nuit de la fin du XXe siècle. On s'est demandé ce qui avait pu pousser un jour un paysan à amputer le paysage qu'il avait hérité de ses ancêtres, pour une poignée de francs.

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